Le journal de Sylvian Coudène.
Humeurs, humours, musiques, cinéma, et autres libertés provisoires.
"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)

mardi 29 novembre 2011

Franz Liszt est grand, Chamayou est son prophète.

Bertrand Chamayou et, ci-dessous, Franz (Ferenc) Liszt

Avec la Sonate en si mineur, on peut dire que les "Années de pèlerinage" sont un monument de l'histoire du piano.
Celui qu'on prenait pour un virtuose, une "star", un Casanova vaguement sorcier (sa technique était époustouflante), un laboureur de Pleyel, conçut en lui-même cette somme pendant près de 40 ans!
"Les années de pèlerinage" ont eu une influence prépondérante sur le piano "moderne", irradiant jusqu'à Debussy et Ravel : les "Jeux d'eau" de ce dernier sont un hommage à ceux, "à la Villa d'Este" du grand compositeur hongrois.
En cette année du bicentenaire, on s'aperçoit -il en a fallu du temps !- que Liszt fut bien autre chose que le compositeur des Rhapsodies Hongroises, brillante démonstration de virtuosité pianistique empreinte de références tziganes.
En tendant un peu une oreille que les temps ont rendu paresseuse, on perçoit combien, par exemple, outre la plongée quasi spéléologique à l'intérieur de l'instrument, combien la recherche harmonique obsessionnelle du Don Juan devenu "l'abbé Liszt", a été essentiele pour les musiciens à venir, y compris sur son propre gendre, Richard Wagner.

Les enregistrements de l'intégrale de ces "Années" sont fort rares, celui de Ciccolini faisant habituellement mon ordinaire.
Les plus grands, vivants ou morts, d'Arrau à Volodos s'y sont frotté, et il ne sera pas question de rejeter l'apport à l'édifice de ces grands noms, en n'oubliant pas de citer Bolet ou Horowitz (qui les distilla avec parcimonie, hélas !) ou Brendel.

Hier soir au Théâtre des Champs Elysées*, nous avons assisté à un évènement pianistique de première importance : un jeune pianiste de 30 ans, considéré comme l'un des tout premiers de la nouvelle génération (Victoire de la Musique en 2006, à 25 ans, donc !), Bertrand Chamayou, s'est livré à une véritable performance en un récital de près de trois heures, donnant l'intégrale de cette œuvre gigantesque et ô combien périlleuse.
Dans le programme, en un texte rédigé par lui, le pianiste disait combien il était réticent aux "célébrations", aux "commémorations" de toutes sortes ; mais son cheminement (il a enregistré les 12 "Etudes  d'exécution transcendante" du même Liszt, une paille !) l'a naturellement conduit vers ces "Années", s'imposant à lui, qui a dû (ça s'entend !) lire, analyser, disséquer au scalpel, ce chef-d’œuvre historique.
Chamayou subjugue : virtuosité, technique infaillible, précision bluffante (on cherchera en vain une note "à côté" pendant ces trois heures !)...
Mais c'est surtout dans la recherche sonore, dans l'exploitation de toutes les ressources du Steinway de concert jusque dans le jeu des pédales, qu'il nous cloue à notre fauteuil, bien placés au premier balcon, devant une foule comme pétrifiée : un grand, un très grand pianiste, un peu gauche, presque emprunté sous l'ovation finale, vient de se révéler dans le monde étroit du piano français.
Non loin de moi, outre l'ami Benjamin Baroche, un jeune homme retient son souffle, comme moi, pendant tout le concert, où l'on répugne à profiter des deux entractes, à se mêler à la foule piaillant (de contentement, certes),se bornant à envoyer un SMS, perçu à côté de la plaque d'ailleurs, à un ami réputé "musicien" avec ce simple mot en élan du cœur : fabuleux !
Chamayou a pénétré les entrailles de la partition, la dépoussiérant, en donnant une nouvelle vision, la "recréant" comme si elle venait d'être écrite tout récemment : de mémoire, je n'avais jamais entendu tinter aussi clairement les Cloches de Genève, je n'avais jamais senti l'émotion m'étreindre à ce point dans les "Sonnets de Pétrarque", jamais compris aussi nettement la qualité descriptive de ces "Jeux d'eau à la Villa d'Este" que je massacrai allègrement à dix-sept ans, parce que j'aimais l’œuvre, mais passai à côté par manque de maturité.
Là, hier soir, dans le silence religieux de ce si beau théâtre, tout devenait enfin limpide : je retournais à la Villa d'Este, souvenir inoubliable d'un séjour à Rome, l'un des lieux les plus extraordinaires qu'il m'ait été donné de parcourir : le jeune Chamayou m'y ramenait enfin ; il a droit désormais à ma profonde gratitude.

Le son du Steinway en ce lieu mythique des Champs Elysées où rode l'ombre de tant de grands musiciens, celle de Cocteau et de ceux qui firent de la France un phare de la culture en des temps hélas disparus sous des amas de vulgarité, les basses profondes ou meurtrières, les aigus cristallins, l'attitude sobre du pianiste, impliquant malgré tout toutes les fibres de son âme, exploitant toutes les ressources de son corps en deuxième instrument, resteront longtemps comme un très grand moment de ma vie musicale.

Les concerts viennent appuyer la sortie du disque que je vais évidemment me procurer pas plus tard que cet après-midi.

Voici un court reportage sur l'enregistrement, à Poitiers, au printemps 2011 :



* Les sigles à la noix ont envahi le monde de la musique y compris. Ainsi, il serait de bon ton de ne plus dire Théâtre des Champs Elysées, mais T.C.E. Moi, je prends mon temps.

L'hommage à Liszt à l'entrée de la Villa d'Este

Les fameux "Jeux d'eau"
-Photos Sylgazette -

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